Pitch

Fragments de voyages en Bolivie par un apprenti linguiste étudiant la langue des Siriono.

samedi 10 mai 2014

Utiliser une langue c'est l'altérer

Je vous prépare un article un peu long sur le support pédagogique que je conçois depuis le début de la semaine, mais j'attends d'avoir en main le premier brouillon pour vous en expliquer clairement la démarche. En attendant, un article court avec des photos prises autour de moi, du village sous la pluie et d'animaux en gros plan.
A droite depuis ma porte, le soleil éblouis malgré la pluie.
Une langue, c'est un objet insaisissable, qui n'existe que dans les esprits et dans les échanges. Chaque utilisation de la langue la fait évoluer, ajoutant des subtilités, du vocabulaire supplémentaire, une prononciation un peu différente, un effet de voix particulier. C'est assez évident de s'en rendre compte au quotidien. C'est encore plus flagrant lorsque la langue n'est plus la langue principale de communication, comme c'est le cas ici.
En face, le terrain de foot, hypothétique future place centrale du village.
Dans les deux villages d'Ibiato et Ngirai, la langue principale est l'espagnol, tandis que la population, environ 500 personnes en tout, est avec une courte majorité Siriono. Le fait est que les couples sont de plus en plus exogame, une personne du village avec une personne de l'extérieur. La culture commune transmise à l'enfant est alors plutôt celle de l'extérieur et la langue traditionnelle du village n’imprègne que très peu les nouveaux arrivants, encore moins leurs enfants. Les gens savent parler siriono mais ne le font pas. Ils peuvent penser, imaginer, rêver dans cette langue, mais pas communiquer. Cet état de fait transforme les actes de communications eux-mêmes, qui s'appauvrissent, laissant les locuteurs oublier petit à petit le vocabulaire, les spécificités de la langue.
A droite, le château d'eau toujours pas finis.
Cette situation est celle en cours depuis les années 90. Aujourd'hui, ils ne sont plus qu'une quarantaine à maîtriser la langue comme une langue maternelle, même si peu l'utilisent. Ma présence au village les y a pourtant incité et j'entends de plus en plus parler dans la langue, les gens s'interpeler dans la langue, même si parfois l'autre répond en espagnol. Le vocabulaire a morflé, des mots du quotidien manquent, les lacunes lexicales créées par l'évolution de la société n'ont pas été comblées dans la langue, des mots comme "âge" ou "anniversaire" n'existent pas, les Siriono n'ayant pas de calendrier avant que les espagnols ne leur en apporte un. La prononciation également a évolué, la logique de nasalisation s'est perdue, notamment car c'est un processus qui n'existe pas en espagnol. Pour expliquer cet exemple, prenons trois mots : rirï 'enfant', ätä 'tapir' et nyaka 'chien'. Pour parler du petit du chien on dira : nyaka rirï. Pour parler du petit du tapir : ätä ndirï. Ce changement du deuxième mot est normalement régulier, un automatisme, mais de moins en moins pratiqué.
J'ai extrait celui-ci de mon t-shirt, il me mordait pendant ma sieste.
Un autre aspect de l'altération de la langue, c'est son écriture. Historiquement, elle n'en disposait pas. Ce sont les missionnaires puis l'école qui leur a enseigné l'écriture, surtout celle de l'espagnol. Les lettres qui leur ont été proposées pour écrire leur propre langue ne correspondent pas à leurs sons, car les espagnols (ou américains parfois) ne les entendaient pas. Tout comme nous, nous serions bien incapable de rendre à l'écrit du chinois. En forçant les sons à entrer dans des cases qui ne leur correspondaient pas, ils ont induis un changement progressif de ces sons. Ça parait fou dit comme ça, mais c'est une réalité que j'observe au quotidien. Un exemple parmi d'autres, avec la voyelle spécifique qui est dans cette langue notée avec un ɨ. Ce son, distinct du i mais aussi du ı turc, plus latéral, provoque une altération des consonnes fricatives alentours. C'est assez notable, une fois qu'on l'a perçu. Et bien, tout le monde prononce tuchi 'beaucoup', sauf quand ils le lisent écrit tuchɨ et changent alors la prononciation pour coller à l'écrit. Historiquement, c'était bien la deuxième forme, mais plus personne ne la prononce ainsi aujourd'hui.
Deux araignées se rencontrent sur la porte de ma chambre.
Je dois tenter d'éviter cet écueil à nouveau. Je ne vais pas changer fondamentalement le système d'écriture, mais je dois l'arranger pour qu'ils en comprennent les enjeux et surtout les limites. Un alphabet, c'est une possibilité de représenter les sons, mais ce n'est pas parfait. Il n'y a qu'à voir un peu celui du français, ou celui de l'anglais. Il n'y a pas de correspondance exacte, et encore moins lorsque la langue est parlée par une population large. Il existe deux façons de prononcer 'grand' kasu ou kwasu. Que proposer alors comme écriture, la plus réduite ou la plus longue ? En fonction de quoi ? Quelle est la règle, et une fois exprimée que tous les 'k' avant la voyelle 'a' peuvent se prononcer librement 'kw', les gens vont-ils l'accepter ? C'est un défi, pour qui veut écrire une langue. D'autant plus quand on s'aperçoit clairement des conséquences d'actes similaires réalisés par le passé. 
Un crapaud, sur le sol de ma chambre, hier après midi.
Je ne sais pas si je serai à la hauteur. Je sais de toute façon que j'altérerai la langue, ne serait-ce que parce qu'elle est parlée davantage aujourd'hui que pendant ces quinze dernières années. La nouvelle génération apprendra une forme de la langue qui ne sera plus celle de leurs ancêtres, qui aura subie une très forte altération. Mais ça sera néanmoins une langue, une vision du monde et une culture qu'ils maintiendront, si tant est qu'ils continuent à parler cette langue après mon départ. 

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